à Reilly
C’est toujours dans les mêmes sentiments qu’en octobre 1945 je commençais Reilly * Depuis lors, ce fut un calvaire quotidien à peine éclipsé de temps à autres par les soucis matériels et moraux du collège et de la communauté naissante.
* Reilly petit village au sud-ouest de Beauvais, non loin de Gisors, au sud-est de ce bourg. Son église (la nef et le clocher) sont des XI-XIIème siècles. Les bénédictins y ouvrirent un établissement scolaire au lendemain de la Guerre mais qui ne dura pas.
Le pire était qu’il fallait à longueur de journée dire et faire des choses auxquelles je ne croyais pas ou qui pour moi avaient un sens très différent de celui qu’on leur donnait habituellement. Essayer de vous représenter concrètement ce que cela peut signifier dans le ministère des sacrements et la direction spirituelle. Certes je n’étais pas un imposteur, car c’était avec le plus grand respect et une parfaite droiture d’intention que je célébrais la messe et entendais les confessions, que j’administrais les baptêmes et bénissais des mariages. Mais quel conflit perpétuel entre l’être et le paraître !
Ceux qui venaient me trouver repartaient apaisés, mais moi, j’étais déchiré. Surtout quand certains prêtres venaient m’exposer leurs doutes contre la foi. J’avais envie de leur crier : " Mais c’est encore dix fois plus fort que vous ne le dites ". Et pourtant je réussissais à les convaincre et à les ramener à l’orthodoxie de la foi catholique.
Celui qui n’a pas passé par là ne peut se faire aucune idée du supplice de conscience que cela représente. On y use sa substance et, ce qui est pire, à force de prouver les choses auxquelles on ne croit pas, on finit par ne plus savoir soi-même ce que l’on croit et à douter de tout. Non Dieu ne pouvait vouloir cela ! Il devait exister, même pour moi, un moyen de l'adorer librement, dans la vérité. Il fallait en sortir. Mais encore une fois comment ? J’étais dans le noir le plus absolu.
C’est à ce moment qu’eut lieu la débâcle de Reilly. C’était la réponse du Seigneur. L’un après l’autre tous les liens qui me retenaient tombèrent. Les postulants de Saint-André (Jean et Patrick) revinrent définitivement guéris du monachisme. Les familles de la communauté se dispersèrent ou trouvèrent du travail. Restait le collège.
A nouveau je demandai conseil à un jésuite et à un prêtre séculier en qui j’avais confiance. Même réponse : " Nous pensons comme vous ou à peu près, mais il faut à tout prix rester dans l’Eglise ; elle en a besoin ". C’est pourquoi j’eus la faiblesse de céder aux supplications des parents d’élèves et des professeurs. Il me semblait, à tort peut-être, que je ne pouvais les laisser choir, qu’ils ne pouvaient compter que sur moi. Par amour pour eux, je consenti à transférer le collège de Reilly au collège de Normandie [à Mont-Cauvaire par Monville, au nord de Rouen].
Je resterais avec eux deux ans encore ... Si vraiment Dieu le voulait il m’en donnerait la force. Sinon il s’arrangerait bien pour m’en sortir.
Sur ces entrefaits, j’exposai ma situation au père Théodore, sous-prieur de Saint-André . Sa réponse fut nette et loyale : " Il faut sortir. Rester plus longtemps serait contraire à votre conscience. Ce serait aussi vous déformer irrémédiablement et vous conduire au scepticisme absolu. A croire qu’on peut également démontrer le vrai et le faux on finit par ne plus croire à rien du tout ". Ce n’était que trop vrai et j’en avais déjà fait l’amère expérience. Il ne me restait plus qu’à attendre l’occasion favorable pour pouvoir mettre mon dessein à exécution sans fracas et avec le moins de scandale possible.
Voici comment cette occasion me fut fournie : les prix de pension imposés par notre nouvelle installation furent tels qu’à peine une petite minorité de nos élèves purent nous suivre. J’étais donc mis dans l’impossibilité de tenir mes engagement vis-à-vis des familles. D’autre part, les professeurs étaient casés. C’est ainsi que mes derniers liens tombèrent.
en parfait accord avec ma conscience
Pardonnez-moi, amis très chers, de vous avoir si longuement entretenus de moi-même. Tout ceci je l’ai écris en toute loyauté devant Dieu qui me jugera. Mais j’ai voulu que vous, à qui l’amitié ou le sang donnent des droits sacrés, sachiez que je ne vous ai pas trahis et que c’est en pleine maturité d’esprit et en parfait accord avec ma conscience que je vous quitte.
Vous quitter ? Oui, car, même si notre amitié demeure, et croyez que de mon côté c’est le cas, nous ferons désormais partie de deux mondes totalement différents et même, à cause de votre religion, hostiles. Sans doute n’avez-vous pas les mêmes raisons que moi de quitter le catholicisme car la question se pose de façon très différente pour un prêtre et pour un laïc.
Il faut une religion et même une religion organisée et hiérarchisée. Cette religion se trouve être dans vos régions le catholicisme : il est la structure de la société, même dans un Etat laïque comme la France. Mais quand un laïc se trouve gêné par une affirmation dogmatique qui lui paraît inadmissible, il peut passer à côté et se taire sans que cela gêne personne.
Voyez du reste avec quelle avidité l’Eglise recueille les moindres approbations des savants ou des philosophes laïcs, même quand, par ailleurs, ils disent des choses diamétralement opposées à ses dogmes ou ses principes fondamentaux. Je ne citerai en exemple que Lecomte du Noüy* qu’on trouve dans les librairies catholiques et jusque dans les boutiques de couvent ! Et mon espoir est que c’est cela même qui ouvrira les yeux de la hiérarchie et qui rendra à l’Eglise catholique sa véritable mission d’assemblée universelle.
* Pierre Lecomte du Noüy (1883-1947), mathématicien, biophysicien, écrivain et philosophe français ; a vécu une partie de sa vie aux Etats-Unis et est mort à New-York. Citations lues dasn l’article que lui consacre Wikipédia :
"[L'homme] existe moins par les actes qu'il exécute pendant sa vie que par le sillage qu'il laissera derrière lui, comme une étoile filante." ; "C'est dans ce qu'il y a de divin en l'homme, et non dans ce qu'il y a d'humain dans les doctrines qu'il faut chercher l'unité des religions." (La dignité humaine, 1942, p. 153) ; "La liberté n'est pas qu'un privilège : elle est une épreuve. Nulle institution humaine n'a le droit d'en exempter un homme." (idem, p. 132) ; "Il n'existe pas d'autre voie vers la solidarité humaine que la recherche et le respect de la dignité individuelle" (L'homme et sa destinée, 1947). Mary, sa femme, écrira en 1955 sa biographie : Lecomte du Noüy. De l'agnosticisme à la foi, aux éditions La Colombe (251 p.).
Mais pour un prêtre, c’est totalement différent. Il ne peut pas ne pas répondre aux objections, aux questions, qu’on lui pose. Il sait parfaitement ce qui est de foi et, pour lui, pas de demi-mesure ; c’est tout ou rien. S’il rejette quoique ce soit, l’Eglise elle-même et sa propre conscience l’obligent à se retirer.
Je partirai donc à l'étranger
Je partirai donc à l’étranger car je hais les bagarres et les discussions stériles. Elles n’ont jamais fait de bien à personne. Ce qu’il faut c’est non pas détruire mais construire. Construire dans l’amour de Dieu et du prochain. C’est ce que je vais tâcher de faire modestement selon mes moyens. Mais avant de parler, je vais, pendant quelques années, me recueillir, prier, et travailler comme un simple honnête homme. Il faut, comme Jésus, comme saint Paul, savoir gagner sa vie et connaître les vrais problèmes qui se posent aux hommes, avant de vouloir mes aider à les résoudre.
En attendant, priez pour moi comme je le ferai pour vous. Je ne vous demande pas de ne pas me juger. Un autre vous l’a demandé avant moi. Si mon geste vous fait de la peine pardonnez-moi, mais je veux aussi que vous sachiez combien est grande la joie d’une conscience enfin libérée par la vérité.
© Noëlle Colle, 2008
Cette lettre a été envoyée à des amis mais elle n’a jamais été publiée. Elle est mise en ligne aujourd’hui, vingt ans après la mort de son auteur, à l’initiative de sa femme, Noëlle Colle. Ils eurent 4 enfants et vécurent heureux.
Noëlle Colle est militante d’Amnesty international et membre de l’Assemblée fraternelle des chrétiens unitariens (AFCU). Elle représente l’AFCU au sein de l’Eglise unitarienne francophone. Lors d’un séjour de 7 ans aux Etats-Unis, où ils enseignèrent, elle et son mari visitèrent une congrégation unitarienne à Exeter, dans l’Etat du New-Hampshire.