je découvris la vie réelle
Vint la Guerre et, en mai 40, la débâche et l’exode. Dans le Midi, je fus amené à prendre en charge une soixantaine de jeunes Belges échappés des CRAS [lesquels se trouvaient du côté d’Agde], sans moyens d’existence.
Quelle expérience ! Comme notre façon de parler, de penser, de vivre était loin de ces gens-là ! Pourtant c’étaient eux le peuple, les hommes … C’est parmi eux qu’avait vécu Jésus, il avait été l’un d’entre eux. Cette pensée ne devait plus me quitter et j’en conçu une aversion insurmontable pour le monachisme ; tout m’y paraissait faux, depuis l’ensemble jusqu’au moindre détail. A tout prix il fallait en sortir. Cela n’alla pas tout seul mais les circonstances m’y aidèrent.
En juillet 1942, après que les Allemands eurent occupé l’abbaye, j’obtins la permission de partir pour la France et, là, je peux dire que je découvris la vie réelle. Tout fut remis en question : le monachisme, le catholicisme, le sens même de la vie. Les solutions dont je m’étais contenté jusque là me paraissaient si étriquées et artificielles !
Mes dernières positions catholiques s’écroulaient les unes après les autres
L’arrivée de mon confrère et ami, le père Désiré, devait donner encore plus d’acuité à ces problèmes. Je ne peux entrer ici dans le détail de nos échanges de vue, mais ce qui est certain c’est qu’ils furent féconds et éclairants. Lui-même était plus évolué que moi. Il avait eu avec les protestants du Borinage des contacts profonds et prolongés. D’autre part, il croyait au monachisme, mais à un monachisme complètement rénové et purement évangélique. Par dessus tout, il avait un tel sens de Dieu que, dans cette lumière, toutes les contingences dogmatiques étaient réduites à néant.
Après sa mort, survenue accidentellement en décembre 1944, je dus continuer seul ma route mais l’élan était donné et tout le travail subconscient qui s’était fait depuis des années allait maintenant porter ses fruits. Pas à pas, j’étais acculé à l’évidence. Mes dernières positions catholiques s’écroulaient les unes après les autres mais non sans luttes, ni déchirements.
Enfin, ce fut la lumière. Ma conscience ne me permettait plus de réplique : le 18 avril 1945, après avoir longuement prié, je pris la résolution de rompre avec l’Eglise.
garder le masque
J’aurais voulu passer à l’acte le plus tôt possible, être logique avec moi-même et loyal avec les autres. Mais comment faire ? J’étais tellement lié de partout, à tant de gens que j’aimais et à tant de choses. J’avais une terreur du scandale. Je demandai donc conseil à deux prêtres éminents, unanimement estimés et aimés. J’eux la stupéfaction de constater qu’ils étaient l’un et l’autre encore plus avancés que moi. Ils me dire néanmoins qu’il fallait à tout prix rester dans l’Eglise, car celle-ci n’évoluerait que sous la pression des forces intérieures. J’étais perplexe. Une telle attitude me paraissait insoutenable.
Je dois dire en passant que j’ai, depuis, rencontré plusieurs prêtres dans le même cas, et des plus intelligents. Ils restent dans l’Eglise parce qu’ils n’ont pas le courage d’en sortir ou, qu’étant trop engagés, ils ne le peuvent pas. Loin de moi de leur jeter la pierre, car je comprends maintenant la somme atroce de souffrances qu’un geste pareil représente pour quelqu’un d’engagé. Peut-être ont-ils en effet leur rôle à jouer dans le sein de l’Eglise, même si, pour employer l’expression de l’un d’entre eux et non des moindres, ils sont obligés pour cela de " garder le masque " et de s’entourer de circonspection.
Mais il en est d’autres et j’en connais qui, à la manière de Turmel*, publient sous un pseudonyme des pamphlets haineux contre l’Eglise et sa doctrine. Il y a aussi ceux qui sombrent dans le scepticisme absolu, deviennent indifférents à tout et ont accepté une fois pour toutes de vivre une vie double sur le plan intellectuel et même moral. Ceux-là comment les approuver ?
* " Prêtre, historien des dogmes ", ainsi qu'il voulut qu'on le gravât sur sa tombe. Né et mort à Rennes (1859-1943), où s'écoula toute sa vie, formé à la critique par ses propres moyens et par l'abondance de ses lectures, l'abbé Joseph Turmel perdit très tôt la foi chrétienne. Pour des raisons complexes, il crut devoir tout faire pour rester dans le clergé catholique, publiant sous son nom ou sous divers pseudonymes (au nombre de quatorze) le résultat de ses travaux. Parmi ses nombreux ouvrages : Comment j’ai donné congé aux dogmes. - Herblay : Idée libre, 1935. - 155 p. - (La Bibliothèque du libre penseur ; 22). Il fait encore les délices de la Libre pensée !
Quant à moi, j’étais désespéré. Tellement qu’en mai 1945, je partis pour l’Allemagne avec la Mission vaticane auprès des camps de concentration. Mon espoir était d’y contracter une maladie contagieuse et de n’en plus revenir. Mais cet espoir fut déçu.
A mon retour, j’exposai crûment la situation au père prieur de Saint-André, mais celui-ci, quoique fin psychologue, ne soupçonna pas la profondeur de mon évolution. Il ne réfuta aucun de mes arguments mais me conseilla simplement de temporiser et de continuer mon travail en France. Je suivis son conseil la mort dans l’âme car je n’étais nullement apaisé. Au contraire mes convictions intimes s’affirmaient de jour en jour plus nettes. (à suivre)