Extrait de « Patience et passion d'un croyant », 1990, éd. DDB, pages 66-68, envoyé à la Correspondance unitarienne par Antoine Girin. Publié dans le bulletin n° 127, mai 2013, de la Correspondance unitarienne consacré à Charles-Henri Matile, lui-aussi "homme de la terre" (lien).
Ce qui m'a le plus apporté, ce n'est pas la vie paysanne en elle-même, mais le fait d'accomplir ce que j'avais à faire. Cependant la vie paysanne a ses vertus propres. C'est une certaine manière d'être, une certaine familiarité avec les choses - chien, troupeau, champs, arbres... - qui journellement nous entourent, dont on use avec sobriété, avec le souci de les économiser, de les faire durer, de les accroître ; une certaine solidarité et même une communion avec ce qui naît, pousse, vit et meurt dans le grand silence et l'anonymat fraternel de la nature ; cette terre, qui me nourrit, où je suis enraciné, où je suis chez moi, au sein de laquelle je suis enfoui, où mon corps sera enseveli, mais que je transcende par ce que je suis. De là, une vigueur, une rusticité, une sobriété de vie où le soin et l'ordre règnent, soutiennent aux heures de fatigue par une présence maternelle. Sans conduire à l'abondance, elles évitent le gâchis, le gaspillage, ces affronts au labeur de 1'homme, ces péchés qui préparent la pénurie, et peut-être les famines de demain. De là aussi, quand on s'exprime, des images qui viennent spontanément à l'esprit, sur les lèvres, un ton personnel, une présence. J'ai connu ici des êtres qui marquaient les lieux de leur présence et dont le souvenir y est ineffaçablement attaché, comme s'ils en avaient fait partie non seulement pendant leur vie, mais encore maintenant, même lorsque, à cause de leur absence, tout s'ensauvage là où ils avaient tant travaillé et peiné. Eh oui ! durant trente ans, j'ai mené cette vie paysanne. J'ai ralenti mon effort dans les dernières années. J'ai tenu les terres dans l'espoir que mes enfants m'y succéderaient. Un de mes f1ls a repris les Granges, deux autres Val-Croissant. (…)
Le rôle d'un pays comme celui-ci est de favoriser la conversion intérieure. Devant les dimensions de la nature, on prend conscience de sa petitesse, mais aussi de la grandeur spécifique de son humanité. Là où l'homme travaille, la nature la plus sauvage prend un visage fraternel. Sans doute, on ne trouve pas ici l'excitation que donne la ville, ce style, ce brillant. Mais la profondeur demande le silence. Ici il est plénier comme en plein ciel, ce ciel de Provence immense, profond, lumineux. (…)
Mais n'améliorons pas le tableau. Il faut dire honnê-tement que je n'étais pas placé dans les conditions d'insécurité des autres paysans. J'avais hérité de mes parents et de mes beaux-parents une certaine fortune. J'avais d'autre part demandé à être mis en congé de l'Université, ce qui m'avait été accordé. - L'Admi-nistration est plus compréhensive à l'égard des « fonc-tionnaires d'un certain grade» qu'envers les lampistes. Je conservais ainsi mes droits à une retraite, qui s'est montrée tellement plus copieuse que celle d'un paysan d'ici ! Cela m'a permis de donner à mes enfants une éducation et des possibilités d'avenir qu'un paysan est rarement en mesure de procurer aux siens. Il est nécessaire de préciser cela, afin de ne pas farder la réalité.
Beaucoup de jeunes d'aujourd'hui rêvent d'un retour à la terre. Ils voient le dessus du problème. Mais la vie est faite des dessous. Il faut qu'ils le sachent. Même en vivant pauvrement on est obligé de prévoir l'avenir. Il n'y a que dans les monas-tères riches où les moines vivent pauvrement, qu'on n'est pas obligé de le faire. Il est difficile de trouver un équilibre dans sa manière de vivre quand on vient de la ville, car les mœurs paysannes ne sont pas spon-tanément naturelles pour un citadin, ou alors on vit en farfelu ; ce n'est pas sérieux, cela ne dure pas long-temps. Ce qui paraît normal à celui qui est enraciné depuis toujours dans le pays met le citadin en porte--à-faux s'il se force à s'y conformer. La vie paysanne, elle aussi, est rude et contraignante. En somme, rien de moins facile, rien de moins idyllique. Mais au vrai, ces jeunes n'ont pas tort, et s'ils réus-sissent, ils ont raison. Peut-être la voie qu'ils s'efforcent de réouvrir se montrera-t-elle à plus ou moins longue échéance une impasse. Qui peut l'assurer devant les problèmes gigantesques que posent les civi-lisations citadines et industrielles ? Mais du moins peut-on affirmer que de telles voies, même si elles sont conduites à échouer, aideront ceux qui s'y consa-crent à atteindre à une profondeur humaine et à une foi dont le monde, de toute façon, aura besoin pour surmonter les situations critiques qui se présenteront dans l'avenir.