Entretien de Henri Pena-Ruiz , philosophe, lors d'une émission de France Culture "les retours du dimanche", le dimanche 6 novembre 2011 ; transcrit et diffusé par Monique Cabotte-Carillon.
Comment comprendre aujourd’hui la résurgence du mot blasphème ?
Le blasphème a toujours existé, le blasphème en tant que manquement à la règle morale qu’une religion dicte pour ses adeptes. Mais cette définition stipule clairement que c’est pour ces adeptes qu’il y a blasphème. Bayle , qui était croyant, disait : « il n’y a de blasphème qu’au regard de la divinité que je révère, si je suis croyant ». Pour tous les autres, qui ne reconnaissent pas cette divinité, le blasphème ne saurait être un délit. Aujourd’hui, ce qui pose problème, ce n’est pas une nouvelle apparition du blasphème, c’est l’apparition de la volonté de transformer le blasphème qui n’existe que pour les croyants d’une religion déterminée en un délit public. Autrement dit, le croyant a tout à fait le droit de considérer que le blasphème existe pour lui et qu’il est une faute morale. En revanche, il n’a pas le droit, à partir de cette considération qui lui est personnelle et particulière, d’ériger une règle publique et de s’ériger lui-même en juge de ce qui serait une faute au sens universel.
Que penser du comportement des intégristes catholiques qui prétendent que l’art contemporain raille la religion chrétienne mais n’ose pas (ou très peu) s’attaquer avec autant de virulence aux autres religions monothéistes ?
Ils se trompent. Les trois monothéismes peuvent être l’objet de la dérision, de l’ironie. Ainsi, un cinéaste juif, Amos Gitaï, tourne en dérision la religion juive orthodoxe dans le film Kadosh. Les caricatures danoises de Mahomet ont tourné en dérision le prophète de l’islam.
Par ailleurs, ces intégristes catholiques confondent le respect de la liberté de croire – non négociable – et le respect des croyances, ce qui est très différent. Ce qui est respectable, c’est la liberté qu’a un croyant de croire, ce n’est pas le contenu de ses croyances. Si je prétends soustraire mes croyances à la critique d’autrui, je mets en cause la liberté. Ces gens-là, en voulant pénaliser la caricature de certaines croyances glissent d’un principe de droit légitime (le respect de la liberté de croire) à un principe illégitime (le respect des croyances) qui n’existe pas dans un pays de liberté. Les croyances, comme les idéologies, comme toute opinion, doivent être susceptibles d’être critiquées, tournées en dérision, sans qu’il y ait là le moindre délit.
Si le délit de blasphème n’existe plus en France, l’Irlande a publié le premier janvier 2010 une loi qui réactualise le droit de la presse et qui crée, dans son article 36 un délit de blasphème puni d’une amende de 25 000 euros. Peut-on se trouver dans ce cadre-là en France aujourd’hui ?
Je le crains. Les trois monothéismes : le christianisme, le judaïsme et l’islam sont profondément divisés au niveau de leurs adeptes. Ceux-ci sont majoritairement d’accord avec les règles de la laïcité, mais il y en a quand même un certain nombre qui, dans chaque monothéisme, voudraient bien établir un statut de droit public pour les religions et, à partir de là, créer de nouvelles normes qui restaureraient les anciennes. Par exemple, pour le catholicisme, une association de catholiques intégristes s’était créée : droit et liberté. Elle avait prétendu, par exemple, que le film de Scorcese : la dernière tentation du Christ devait faire l’objet d’une mise en cause juridique parce qu’il « blessait » les croyances des chrétiens. Si quelqu’un se sent blessé dès que sa croyance est mise en cause, c’est là l’ouverture d’un nombre interminable de procès. Les protestants « burn again »,à savoir « nés à nouveau » en Arkansas, aux Etats-Unis d’Amérique, sont blessés parce qu’on enseigne en biologie la théorie de l’évolution selon Darwin alors qu’ils interprètent littéralement le texte biblique qui dit : Dieu créa les animaux selon leur espèce ; ils affirment que cela « blesse » leur interprétation de la bible et demandent que cela soit interdit. On a cette tentation qu’il faut combattre, car elle est profondément hostile à la laïcité (d’ailleurs elle se déguise parfois en défense d’une laïcité prétendue « ouverte », tentation de remettre en cause la stricte indépendance de la loi commune par rapport à la foi particulière de certains,de la part notamment de ceux qui voudraient changer certains articles de la loi de 1905.
N’y a-t-il pas quelques questions à poser aux « victimes » de ces actions ?
Le directeur du théâtre de la ville a rédigé une pétition, largement signée, dans laquelle il remarque que ces individus s’empressent de déclarer blasphématoire, de façon automatique, des spectacles qui ne sont dirigés ni contre les croyants, ni contre le christianisme. Deux lignes de défense existent. L’une consiste à dire : « mais ce n’était pas blasphématoire », ce qu’avait affirmé Scorcese à propos du film : « La dernière tentation du Christ », ce qui est sans doute trop faible, car on serait tenté de répondre : quand bien même ce serait blasphématoire, cela ne doit pas faire l’objet d’un délit. Effectivement, je crois qu’aujourd’hui existe une pression telle – de certaines religions- que des personnes se croient obligées de se défendre non pas en s’appuyant sur le principe républicain de la laïcité qui distingue la loi commune de la foi particulière, mais en essayant d’argumenter en disant : « mais je n’ai pas voulu blasphémer ». La seule ligne de défense est de s’appuyer sur un principe de dé-liaison, de découplage radical de la loi commune et de la foi de certains.
Que penser de ces concepts de christianophobie, d’islamophobie… ?
Je me méfie beaucoup de ces concepts. Après tout, on a le droit d’avoir peur d’une religion. La phobie, c’est la peur, la peur panique. Je ne vois pas pourquoi on devrait culpabiliser les gens d’avoir peur d’une religion, qu’ils aient tort ou raison, je ne vois pas en quoi ce serait un délit. Il faut quand même reconnaître le droit de critiquer une religion comme il faut reconnaître le droit de reconnaître le droit de critiquer une idéologie. Vous avez des gens qui ont peur du communisme, d’autres ont peur du libéralisme quand ils estiment que le communisme – ou le libéralisme- n’est pas une bonne chose. On ne va pas les agresser en disant : ce n’est pas bien, vous ne respectez pas les communistes ou vous ne respectez pas les libéraux. Si jamais on généralise ce principe qui érige en une sorte de délit, de « phobie » la critique d’une religion ou d’une idéologie, plus aucun débat ne sera possible. Il faut rappeler que Diderot a été l’objet d’une censure lorsqu’il a publié la Religieuse. Je crois que l’émancipation de la culture c’est la liberté.
Je voudrais aussi préciser à propos des chrétiens : il faut savoir que des chrétiens (j’ai sous les yeux un texte de l’Observatoire Chrétien de la Laïcité) sont aux antipodes de ces quelques manifestants. Je lirai simplement une phrase : « L’Observatoire Chrétien de la Laïcité souligne que dans une société démocratique qui respecte la liberté de pensée le blasphème en tant que tel n’est pas un délit. En accuser quelqu’un n’a de sens que du point de vue de certaines croyances : il ne saurait concerner qui ne partage pas ces croyances ». Il est important de rappeler cela. Ce n’est pas une affaire d’athées qui voudraient s’ériger en critiques des chrétiens comme croyants, c’est une affaire de personnes qui, étant laïques, considèrent que la loi commune à tous ne peut pas dépendre de la croyance particulière à certains.
Voir sur le même sujet le communiqué de presse de l'Observatoire des chrétiens pour la liberté (OCL) sur les intégrismes religieux ( lien). Ecoutez aussi un MP3 intitulé "Blasphème" : le point de vue de Michel Théron dans un billet donné à Golias-Hebdo et diffusé ensuite par la radio montpelliéraine FM+ (lien)